Porté par Vincent Leblan, Emmanuel Pannier et Lorena Cisneros

Le concept de « mondes vécus » ou « Umwelt » permet de penser la relation entre un être,humain ou non, et son environnement, sous la forme d’un couplage matériel, sensoriel et communicationnel. Il fait référence à un univers structuré par des données sensorielles et des significations qui sont déjà là, qui sont immanentes à l’expérience du sujet, c’est-à-dire qui précèdent toute réflexivité. Ces significations émergent de l’expérience relationnelle du sujet avec son environnement.

Inventé il y a un siècle par Jakob von Uexküll, éthologue hétérodoxe, le concept de « mondes vécus » a trouvé une audience parmi les chercheurs en sciences sociales soucieux de questionner, voire de dépasser, les dualités sujet/objet, humain/animal, nature/culture ou encore corps/esprit (ethnographie multi-espèces, anthropologie de la nature, science and technology studies, etc.).

Quel que soit le sujet/l’organisme, humain ou pas, ce concept suppose une pluralité d’expériences et par conséquent de perspectives et de sensibilités.

Les participants aux travaux de ce thème partagé se proposent d’interroger la nouveauté et la pertinence du concept de « mondes vécus » en sciences sociales et les façons dont il s’articule à la notion d’expérience. Nous nous demanderons ainsi ce que le concept de « mondes vécus » apporte aux sciences sociales, qui disposaient déjà de concepts pour théoriser l’expérience, individuelle et collective ? A cet égard on peut citer l’habitus (Bourdieu), les schèmes de la pratique (Descola), la culture du quotidien (Gorz), les protonormes (Guillo) ou encore les épreuves (Boltanski et Thévenot) par exemple. D’autres concepts plus spécifiquement en lien avec le rapport sujet/environnement, tels que l’« espace vécu » ou le « milieu » des géographes ou l’« habitabilité » des postmodernes, devraient également présenter des similitudes et des différences avec « mondes vécus ».

En cartographiant les notions relatives à l’expérience et à « mondes vécus », ce thème partagé a pour ambition de questionner à nouveaux frais une multitude de pratiques, de savoirs expérientiels et d’altérités sensibles. Nous envisageons de déployer ce questionnement dans deux directions différentes : sémiotique, en étudiant les processus historiques, écologiques et relationnels, localisés, qui rendent saillants et signifiants tel aspect de l’environnement ; et politique, en interrogeant comment différents mondes vécus se fabriquent et sont susceptibles de composer les uns avec les autres ou d’entrer en tension, en postulant que nombre d’entre eux sont invisibilisés par des rapports de pouvoir.

D’une part, nous sommes ainsi conduits à nous demander si l’originalité de « mondes vécus »en sciences sociales se limite à faire entrer les non humains dans le champ de l’expérience ou s’il n’appelle pas également ces disciplines à revisiter les façons dont elles appréhendent et théorisent l’expérience, que celle-ci soit pensée en rapport avec l’environnement ou pas. D’autre part, il s’agit réciproquement d’examiner dans quelle mesure les concepts sociologiques, anthropologiques et géographiques de l’expérience susmentionnés ne sont pas, pour leur part, transférable à l’étude des non humains.

Enfin, étant donné que ces considérations nous inscrivent dans une démarche à l’interface de la biologie et des sciences sociales, la réémergence du concept de « mondes vécus » en sciences sociales au XXIe siècle ne doit pas nous faire perdre de vue les débats internes à la biologie ayant rendu possible son émergence première au début du XXe siècle. L’épistémologie uexküllienne, en considérant un sujet agissant et percevant qui construit son environnement, s’apparente à celle des sciences sociales qui propose une explication historique du comportement mettant l’emphase, notamment, sur l’expérience du sujet et le contexte de ses actions. Mais cette affinité ne doit pas pour autant amener à négliger, comme le font généralement les importateurs de « mondes vécus » en sciences sociales, les explications causales des biologistes fondées sur la quête de prédispositions héréditaires ou phylogénétiques au comportement. Autrement dit, comment articuler la prise en compte de l’expérience des organismes avec le processus de la sélection naturelle ?

Au terme de cette réflexion commune, nous devrions être mieux outillés pour défendre, ou contredire, les notions de pratiques et de savoirs non humains et interspécifiques (animaux, esprits, ancêtres, génies, plantes et pierres, etc.). Elle permettra aussi de déterminer dans quelle mesure et comment la cognition, la perception et l’expérience humaines et non humaines peuvent être « symétrisées ». Plus largement, revisiter le concept de monde vécu nous sera utile pour penser l’expérience, la perception, les pratiques, indépendamment des problématiques de recherche relatives au couple humain-non humain.  

 

 

 

 

Publié le : 16/05/2018 15:14 - Mis à jour le : 10/06/2025 12:13