Un des cas les plus riches pour la recherche concernant le rôle de l’expérience sensible du végétal dans la transmission culturelle est celui des relations entre collectifs « adivasis » et espèces végétales et leurs influences sur la pratique religieuse de l’hindouisme dans l’Inde du Sud.

L’ayurvéda et la tradition siddha sont des arts de vivre basés sur l’usage des plantes pour les soins du corps et de l’esprit. Ils résultent d’une tradition indienne ancienne orale et écrite qui remonte aux origines de l’hindouisme. Ces savoirs portent sur un très large ensemble d’espèces végétales, dont une partie n’est pas cultivée et pousse dans des aires biogéographiques bien précises selon une écologie assez fragile, le plus souvent en montagne. Or, ces aires biogéographiques sont majoritairement peuplées par les collectifs adivasis et en particulier par celles qui exercent les activités de chasse et de cueillette. Ceci expliquant cela, les adivasis sont restées maîtres des sanctuaires écologiques restés vierges de toute prédation extérieure jusqu’à aujourd’hui et conservant les espèces ayurvédiques les plus rares. Souvent ces sanctuaires abritent des temples sacrés qui font l’objet de pèlerinages annuels rassemblant parfois des centaines de milliers de personnes. Dans certains de ces temples, ce sont les brahmanes qui officient le rituel comme la tradition hindoue le veut, mais dans la plupart, ce sont les adivasis qui jouent le rôle d’officiants. Cette fonction rituelle des adivasis est en partie liée à l’importance de l’ayurveda dans la pratique rituelle. Les plantes ayurvédiques constituent des éléments importants des puja, offrande rituelle, en sus des fruits et encens. L’un des objectifs de ce projet est de dresser une liste quasi exhaustive des espèces végétales ayurvédiques utilisées dans les puja et d’identifier leurs caractéristiques communes.

Une attention particulière de l’étude sera portée sur la tradition des statues aux intériorités végétales élaborées par les siddhas depuis le 6e siècle avant J.-C. Ces statues sont composées d’amalgames de poisons (pashanan) tirés de métaux purifiés par des solutions végétales. La toxicité du plomb, de l’arsenic, du mercure ou du zinc est purifiée dans l’objectif d’utiliser ces métaux comme remède thérapeutique. La purification des métaux lourds et toxiques par les plantes dans la tradition des siddha s’accompagne d’une posture de purification de l’être. Les plantes ayurvédiques sont considérées comme fragiles, car pures, à l’image d’une des plantes les plus connues en Inde, le tulsi (basilicum). Le contact de la plante avec un impur est censé la détruire. De nombreux tabous entourent ainsi la manipulation des plantes qui imposent un certain nombre de pratiques du corps et de l’esprit comme des bains purificateurs, des phases de jeun et de méditation, isolé en forêt. La transmission du savoir sur les plantes est ainsi totalement relative d’une posture par rapport au corps et l’esprit, en l’occurrence la purification et la détoxification. Une fois l’offrande accomplie, le rituel consiste pour le pèlerin à récupérer dans une coupelle l’eau ou le lait versé sur la statue pour ensuite boire le liquide tout en se mettant dans un état méditatif face à la figure du dieu Murugan. Toute l’astuce consiste à ce que chaque coupelle puisse comporter la juste dose homéopathique à même de guérir le pèlerin de tous les maux possibles et imaginables.

Les relations sensibles (odeurs, couleurs, gouts, textures) aux plantes ayurvédiques sont ainsi au centre des pratiques et rituels de l’hindouisme dans le Sud de l’Inde et les collectifs adivasis et siddhas en sont les principaux garants et spécialistes. L’Ayurveda et la tradition Siddha ne sont donc pas des pratiques en marge de la religion, mais en sont au cœur, et les collectifs adivasis aussi. Aujourd’hui, les adivasis sont fortement sollicitées sous la pression des ONg’s et associations. Le rôle qui de plus en plus leur est imputé au niveau national est celui de la conservation de la biodiversité étant donné l’emplacement de leurs habitats, pour la plupart en zone forestière. Cette dynamique du jeu des acteurs locaux en Inde tend à brouiller les distinctions classiques des discours, approches et des savoirs sur la biodiversité et participe activement à l’hybridation des connaissances. C’est ainsi que dans le prolongement des statues ayurvédiques, les adivasis et siddhas sont sollicités pour élaborer des produits pesticides ou dépolluants à partir des plantes ayurvédiques. Comment cette nouvelle tendance influence-t-elle l’équilibre qui s’était instauré entre savoirs des adivasis, tradition de l’ayurvéda et hindouisme ? C’est aussi une des questions à laquelle ce projet entend répondre.

Publié le : 29/06/2021 17:02 - Mis à jour le : 29/06/2021 17:02